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Entretien CBRE RETAIL | Entretien avec Ludovic Castillo
juin 2, 2021

La foncière d’Altarea a fait de longue date le choix de la diversité des formats de ses actifs. En ces temps tourmentés, c’est un atout indéniable. Elle poursuit d’ailleurs, à une échelle plus fine, la même stratégie : diversification du mix d’activités dans les centres, des formes de bail et des profils des locataires, des sources de revenus… Une évolution adaptative douce mais rapide, dont Ludovic Castillo, président d'Altarea Commerce, s’entretient avec Jérôme Le Grelle.
Jérôme Le Grelle
Ludovic Castillo, je suis heureux d’échanger avec vous sur ce sujet qui me tient particulièrement à cœur : l’adaptation des foncières aux mutations du commerce. Nous savons qu’elles font face à des difficultés majeures et inédites, provoquant l’inquiétude des investisseurs habitués depuis de longues années à la fameuse résilience du commerce. Aussi vais-je commencer par vous demander simplement comment va Altarea.
Ludovic Castillo
Ce que je puis vous dire, c’est que nos centres ont conservé la fidélité de leurs clients parce qu’ils sont revenus en masse pour y consommer à chaque réouverture. C’est encourageant car notre rôle est bien de permettre à nos preneurs de réaliser du chiffre d’affaires. Il y a évidemment pas mal de facteurs à concilier : il faut que les clients puissent venir, que notre offre soit performante et que l’expérience d’achat soit positive du début à la fin, “sans couture” depuis la maison. Quand on parvient à résoudre cette équation, le rebond est au rendez-vous. .
Bercy Village, juin 2020
Vous exprimez donc la conviction que l’activité des centres commerciaux va repartir moyennant l’introduction de nouvelles offres. Mais la crise actuelle n’a-t-elle pas des ressorts profonds appelant des changements plus structurels ? Pour faire un parallèle, on sait que l’irruption du télétravail réinterroge complètement l’organisation des entreprises, avec des conséquences directes sur la conception des bureaux, et par ricochet sur la filière de l’immobilier tertiaire. Que pensent vos clientes enseignes de l’évolution souhaitable des centres commerciaux ?
Ma propre vision des choses, en tout cas, est que ces ressorts dont vous parlez sont connus depuis longtemps. Le e-commerce, le click and collect, l’omnicanalité, la data, mais aussi les émissions de CO2, la pollution, la congestion des villes ne sont pas des nouveautés. Pourtant, un certain nombre d’enseignes, mais aussi de foncières, ne les ont pas suffisamment prises en compte, n’ont pas fait les investissements nécessaires pour coller aux attentes de leur clientèle et à ces enjeux sociétaux, adapter leur stratégie. Elles se sont laissé grignoter du chiffre d’affaires par des concurrents. C’est le propre d’une crise que de rendre subitement obligatoires des changements qui n’étaient perçus jusqu’alors que comme de simples choix. On se rend compte aujourd’hui que les bouleversements qui ont suivi la guerre de 14-18 et la grippe espagnole étaient annoncés bien avant. Et aujourd’hui, il suffit de regarder les documentaires d’Arte, sur Amazon ou sur la fast fashion, pour se dire que les acquis de notre civilisation sont peut-être à reconsidérer.
À des stades d’avancement inégaux, les enseignes sont quand même aujourd’hui mobilisées sur la digitalisation de leur activité. Quel doit être selon vous le rôle des foncières dans ce processus ?
Nous sommes directement concernés dans la mesure où nos loyers dépendent des chiffres d’affaires réalisés dans nos centres. Si le tiers du chiffre d’affaires passe par le digital, cela peut avoir une incidence. Le sacro-saint ratio du taux d’effort sera amené à évoluer en considérant non pas seulement le chiffre d’affaires, mais l’intérêt que constitue pour l’enseigne sa présence physique dans le centre. Et il est loin d’être négligeable à partir du moment où le centre commercial est attractif. Aujourd’hui, on le mesure à la frustration que ressentent les clients de ne pas pouvoir s’y rendre, et on réalise qu’il y a énormément de choses qui ne peuvent se faire que physiquement : toucher, comparer, essayer, récupérer ses achats en click and collect… Et je ne parle pas de la restauration, on n’en peut plus des boîtes en carton, et tout le monde n’a pas envie de passer son temps à cuisiner. Mais il faut être clair, les gens vont continuer à faire certains achats sur internet et toutes les enseignes ne vont pas réussir à adapter leur offre pour tirer parti d’une présence en magasin. C’est pour cela que nous devons être vigilants dans nos choix de commercialisation, en favorisant les acteurs qui savent miser sur les nouvelles tendances de consommation et en les accompagnant. Il y a beaucoup de choses à faire dans l’alimentaire et la restauration par exemple.
Les Burgers de Papa, centre commercial Qwartz
Une foncière doit savoir prendre le risque de soutenir l’innovation. Je n’ai jamais oublié cette anecdote que racontait un ancien président d’Espace Expansion, à propos de la première boulangerie Paul qu’il a installée dans un de ses centres. Quand le fabricant du four est arrivé pour le poser, c’est lui qui a fait le chèque parce que la trésorerie de Paul n’aurait pas suffi. La suite de l’histoire de Paul Le Boulanger, comme on disait alors – maintenant on dit simplement Paul parce qu’on sait bien qu’il est boulanger – je n’ai pas besoin de vous la raconter. C’est exactement notre stratégie. Nous allons chercher des indépendants dont le projet nous semble intéressant et nous les soutenons, y compris dans l’investissement s’il le faut, et à tout le moins en acceptant une part de loyer variable plus élevée. Et surtout, puisque ni eux ni nous ne sommes assurés de la réussite, nous signons des baux éphémères dérogatoires de moins de trois ans. En termes de loyers, on arrive à peu près au même résultat, voire à un niveau supérieur.
Vraiment ?
Mais oui, c’est la loi des grands nombres : à condition d’avoir un volume suffisant, les bons choix compensent les moins bons. Cela suppose d’être très attentif, et nous le sommes. Notre modèle est un peu celui des grands magasins, qui savent être très réactifs et renouvellent régulièrement leur offre. Le grand magasin s’efforce d’être à la pointe des tendances, il accueille les produits dans des espaces temporaires bien placés, sur des points de passage. Si ça marche tant mieux, sinon il les déplace, et d’autres nouveautés les remplacent. Évidemment les produits sont sélectionnés en fonction de la clientèle.
Transposé au centre commercial, ce modèle consiste pour nous à proposer des espaces éphémères, à devenir incubateur parfois, pas seulement dans le mail comme cela se fait classiquement, mais aussi dans des boutiques en dur que nous aménageons “en blanc”.
En phase de lancement de nouveaux espaces commerciaux, nous visons jusqu’à 5% de baux dérogatoires pour les petites surfaces et kiosques. Et c’est d’autant plus significatif que la rotation de ces commerces se fait en moyenne tous les deux ans. Nous irons peut-être au-delà, mais pour le moment nous faisons porter nos efforts sur la qualité, dans l’aménagement des boutiques comme dans la sélection des candidats, sur le plan de l’offre comme de l’accueil.
J’ajoute que c’est aussi pour nous, en tant que foncière, un changement de positionnement. On ne vend plus de l’immobilier, on vend un outil de marketing. Un local de 30 à 50 m2 à Montparnasse, c’est d’abord de la visibilité pour des marques qui vont pouvoir bénéficier d’un trafic de 70 millions de personnes par an. Pour celles qui se lancent, c’est le moyen d’aller à la rencontre de la clientèle, d’affiner le concept. Il y a un côté show room qui est très intéressant, ce sont des proofs of concept grandeur nature. On conçoit que cela ait une valeur et qu’elle ne se mesure pas par un ratio calculé sur le chiffre d’affaires comme un loyer.
Au bout du champ : boutique type (ouverture prochaine à Montparnasse)
Cela appelle forcément des changements dans les méthodes de commercialisation : comment organisez-vous le recrutement de ces preneurs ?
Nous avions déjà une équipe chargée de la commercialisation éphémère classique dans les malls, du type stands à l’occasion des marchés de Noël. C’est elle qui s’est emparée du sujet à l’occasion de l’expérience Store Capsule à Cap 3000, fin 2019. Elle a identifié des DNVB [digital native vertical brand : marque qui naît sur internet et n’a pas d’intermédiaires] en partant du principe qu’elles seraient intéressées par une boutique si on leur en donnait les moyens. Ça a marché. C’est comme cela que nous avons constitué une force spéciale de commercialisation éphémère qui, de fil en aiguille, a noué énormément de contacts, y compris avec des acteurs qui ont déjà un début de réseau physique. On s’aperçoit d’ailleurs que les frontières avec la commercialisation classique sont assez perméables.

[email protected] (2019) : intégration de DNVB, commerçants locaux et commerces avec valence RSE
Vous apportez donc de la flexibilité à la gestion de vos centres commerciaux, tant dans le recrutement que dans l’accompagnement des preneurs, et ce sur une proportion significative de l’offre. J’entends aussi que vous êtes extrêmement attentif à l’adéquation de cette offre aux attentes de la clientèle : c’est une des conditions de la réussite de votre stratégie. En tirez-vous la conclusion qu’un centre commercial se doit d’avoir un positionnement de plus en plus précis sur un marché de plus en plus segmenté ? Cela peut paraître aller de soi, mais jusqu’à quel point est-ce praticable ? La fonction d’un centre commercial n’est-elle pas par définition de massifier les flux ?
La réponse à cette question varie suivant le type de centre, et elle se pose d’abord sur les grands centres commerciaux tels que Cap 3000 qui, en effet, se doivent d’attirer une clientèle très large. Mais très large ne veut pas dire indifférenciée, ni en termes de profil de consommation, ni en termes de motif de fréquentation. La segmentation dont vous parlez se traduit par un zoning de plus en plus fin. Nous regroupons les marques par activités et par niveau de gamme de manière à créer des espaces cohérents pour le consommateur. Là encore, c’est ce que font les grands magasins. Cela peut être assez subtil. Par exemple, on sait qu’il est judicieux de concentrer l’offre de restauration dans un même espace, ne serait-ce que pour aménager des terrasses extérieures, mais il peut arriver que l’on situe tel restaurant haut de gamme dans un secteur premium parce que nous savons que la clientèle de ce segment va préférer évoluer dans une sorte de cocon que nous lui destinons. Nous sommes très rigoureux dans l’élaboration de ce zoning. Ainsi, dans un souci de cohérence, nous pouvons refuser une enseigne qui exige un emplacement qui nous semble inadapté.
Dans les centres de proximité, l’adaptation de l’offre au marché est plus simple à appréhender car il est plus étroit géographiquement et sociologiquement et la sélection se fait assez naturellement. Le fait marquant est ici la part croissante des indépendants dans nos centres. C’est une tendance que nous favorisons, d’une part parce que les enseignes en réseau ont tendance à investir ailleurs que dans l'ouverture de nouveaux magasins, mais aussi parce que les indépendants ont une bonne connaissance du marché local.
Pour les retails parks, c’est encore autre chose. C’est du “grand commerce” très efficace à bas prix, capable de concurrencer l’e-commerce, dont c’est l’argument principal, en apportant en plus une présence physique avec de très bonnes conditions d’accès. Et puis il y a le commerce de flux, dans les gares, où la restauration est dominante et très diversifiée, les surfaces de petite taille et les horaires d’ouverture très larges. Ici, le plan d’implantation s’appuie beaucoup sur les flux de voyageurs, qui ne passent pas au même endroit selon qu’ils prennent un TGV ou un Transilien, et qui n’ont pas non plus les mêmes besoins. On aura donc des offres assez différentes d’une extrémité à l’autre ou d’un étage à l’autre.
Thiais Village
Vous venez d’évoquer les retail parks qui se portaient déjà mieux que les autres formats avant la crise sanitaire et en sortent encore renforcés puisqu’ils ont pu échapper à ses contraintes grâce à leurs circulations extérieures. En dehors de cette exception, les autres formats, dont les investisseurs commençaient à se détourner avant la crise, ont été encore fragilisés par les pertes de loyers et le retour à des niveaux de loyer antérieurs ne semble pas garanti. Dans ces conditions, un réajustement des valeurs des actifs n’est-il pas inévitable ? Les foncières commerciales pourront-elles alors faire face aux investissements à prévoir pour adapter leur activité ?
Je ne saurais pas dire à quelle échéance ces ajustements auront lieu, mais je crois qu’ils se feront à la hausse pour certains actifs et à la baisse pour d’autres. Pour le dire simplement, les écarts vont se creuser entre les bons et les mauvais, et on devrait voir apparaître une prime à la performance des actifs. Les analystes devraient logiquement conclure que les foncières fermeront les sites les moins performants pour consacrer leurs moyens sur les meilleurs, et que la clientèle se reportera sur ces derniers. Les ajustements sont normaux, dans un sens comme dans l’autre. L’enjeu, pour nous, est de compenser les baisses de loyer par la densification et la diversification des usages de nos sites. Le specialty leasing [location d’emplacements à fort trafic pour une durée limitée] est un exemple, mais nous réfléchissons aussi à des stratégies de diversification. Sur les retail parks, par exemple, on peut envisager de densifier la fonction logistique qui est déjà présente puisque ces sites sont approvisionnés par des camions et que les clients viennent y chercher eux-mêmes leurs achats.
Tout de même, quand on voit la pression des investisseurs sur URW, longtemps considéré comme le référent du marché, la baisse de valeur considérable de la plupart des foncières spécialisées, quand elles ne sont pas comme Intu placées sous administration judiciaire, cela fait réfléchir. Je ne veux pas dire par là qu’Altarea soit menacée du même sort, au contraire, parce qu’elle a des arguments solides, mais je me demande comment vous appréhendez cette situation totalement inédite ?
Je ne veux pas commenter la situation de nos concurrents. Je me contenterai de rappeler qu’il faut distinguer la performance opérationnelle des actifs de la performance financière d’une société cotée. On peut avoir une petite contre-performance d’un côté et une chute brutale de l’autre, sans commune mesure, du fait de ratios qui se dégradent et d’un phénomène d’amplification inhérent aux marchés financiers. En ce qui concerne Altarea, une de nos grandes forces est la diversité de nos typologies de centres, avec cinq axes : les grands centres, les retail parks, les gares, les commerces de proximité et les centres de shopping loisirs en plein air avec un cinéma. Je le répète, nous n’avons pas de problème de commercialisation. Nous allons ouvrir le mail premium Corso de Cap 3000 en juillet avec 100 % de commercialisation. À Toulon [Avenue83 à La Valette-du-Var], alors que le cinéma est resté fermé six mois, nous avons de nombreuses demandes. C’est le résultat du travail que j’évoquais tout à l’heure et cela va avec une grande sélectivité : nous savons prendre des risques, mais en nous associant avec des gagnants. Je ne peux encore rien dévoiler, mais nous avons conclu un très bel accord qui montrera bientôt à quel point nous savons attirer les talents.
qu’on est amené à faire des choses exceptionnelles"
Altarea est aussi reconnu pour sa capacité à réaliser de grands projets mixtes, dont la demande est soutenue et devrait le rester, et au sein desquels l’acceptabilité des surfaces commerciales n’est pas contestée, bien au contraire. Cela me semble être une qualité tout à fait discriminante…
C’est d’abord une nécessité. Dans des villes en croissance démographique continue, la densification n’est plus une option : il faut superposer les activités. Mais il faut aussi répondre aux aspirations des citoyens à une qualité de vie qui suppose des espaces ouverts, de la végétation, du calme. En pratique, c’est très compliqué, d’autant qu’il faut aussi réduire le bilan carbone, comprimer les coûts, permettre la réversibilité des usages… La mixité des fonctions impose toujours des compromis, même si on essaie d’optimiser la qualité de chacune. Je ne vous dirai donc pas que c’est facile, mais il est certain que nous y trouvons un grand intérêt. C’est aussi sous la contrainte et dans la complexité qu’on est amené à faire des choses exceptionnelles, et c’est dans l’exceptionnel qu’un groupe comme le nôtre gagne de l’argent et assure sa pérennité.
Issy-les-Moulineaux (92). Développant un véritable cœur de ville de plus de 100 000 m2 articulés autour d’un mail paysager, Issy Cœur de Ville disposera d’une offre de commerces de 17 000 m2 et d’un cinéma de 7 salles
La principale difficulté n’est-elle pas dans la diversité des cultures professionnelles qu’il faut nécessairement amener à coopérer sur ce type de projets ?
Cela en fait partie, en effet. Chacun arrive avec les exigences propres à son métier, qui le logement, qui le bureau, qui le commerce, mais doit composer avec celles des autres, dans l’intérêt général du projet. C’est un apprentissage, parfois laborieux, mais c’est ainsi que les innovations les plus fructueuses finissent par émerger. Ce n’est pas fondamentalement nouveau. L’immobilier est un métier très stimulant intellectuellement, nous sommes dans l’anticipation, dans la recherche de solutions qui transforment des difficultés en opportunités. Avec des têtes bien faites, on y arrive toujours. Ce qui est nouveau aujourd’hui, c’est l’accumulation des contraintes, l’incertitude face à des changements toujours plus rapides, et aussi une équation financière de projets beaucoup plus serrée que par le passé. Cette forte pression exige des aptitudes comportementales qui sont d’autant plus recherchées qu’elles sont moins courantes qu’autrefois. Dans ce contexte particulier, notre culture d’entreprise plutôt “combative”, c’est ce qui a fait son succès, demande beaucoup aux collaborateurs, mais leur travail a plus de sens que jamais, tant ils ont de choses à réinventer.
Ce sera le mot de la fin ! Merci pour cet entretien qui nous emmène loin, tout autant portés par la rigueur que par l’optimisme, véritable bouffée d’oxygène au moment où nous sortons de notre 3ème confinement.
@Photos Altarea, droits réservés
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